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Pérégrinations dans les méandres du Cinéma de Genre...


Monstration et Suggestion

Publié par Romain Raimbault sur 15 Septembre 2017, 10:16am

  Introduction générale

 

 

 

 

Du monstre chez Cicéron...

 

Introduisons donc de la sorte : Cicéron dans La Nature des dieux (II, 3), et De la divination (I, 42) nous parle des monstres et les introduit dans une série d'instances de dévoilement de la volonté divine comprenant : les prodiges, les apparitions et les présages. Les monstres et les prodiges tels que Cicéron les définit se situent entre mémoire et prophétie.

 

Dans De la divination, seul le sage a le pouvoir d'interpréter les prodiges et les monstres. Le monstre dans l'Antiquité apparaît donc comme un moyen d'accès à la connaissance, c'est un langage occulte que certains privilégiés seulement peuvent déchiffrer. Dans la série présentée par Cicéron, seuls les monstres et les miracles seraient de nature biologique : les premiers seraient des singularités de la nature organisée et vivante et les seconds, des organismes animales d'une structure anormale. Les monstres seraient alors des phénomènes biologiques qui constitueraient des transgressions à l'ordre naturel. Dès lors, la frontière avec la seconde étymologie abordée plus haut devient presque impalpable : le monstre, parce qu'il est une transgression de la norme naturelle qui jaillit du/au cœur de l'harmonie, apparaît comme un objet purement ostentatoire. Il est une anomalie, un trou noir qui résiste à toutes nos tentatives de compréhension et d'explications, et c'est parce qu'il est un autre indéchiffrable et incompréhensible, un être insaisissable qu'il capte notre regard, le fascine irrémédiablement et devient monstration.

 

Nous pouvons encore préciser la traduction du latin monstra par signes manifestes. Du monstre, on peut donc dire qu'il est un signe manifeste, puisqu'il avertit, prévient, sous-entendu de quelque-chose ; il est donc une nouvelle fois un discours profondément théologique qu'il convient de traduire pour pouvoir acquérir une connaissance de la volonté divine. Il est aussi un signe manifeste car il montre, indique, désigne, il est nécessairement l'objet de la vue, il est spectaculaire parce qu'il offre au regard une forme difforme qui fascine et terrifie et c'est pour cela qu'il capte et finit par emprisonner définitivement le regard. Le monstre est un être formidable au sens premier (formidabilis), il inspire la crainte et ce, de manières multiples, en même temps qu'il produit admiration et fascination.

 

Plongé en plein cœur de notre sujet

 

Suite à cette petite introduction d'ordre étymologique, qui, je le souhaite, a permis de poser la légitimité de ce questionnement, revenons-en à l'un des éléments que nous avons pu mettre en avant par sa proximité étymologique avec le terme de monstre : la monstration. Nous pourrions le définir basiquement de la manière suivante :

 

La monstration consiste tout simplement dans le fait de montrer, d'indexer un phénomène.

 

Venons-en au cinéma : on oppose donc au concept de monstration celui de suggestion, et il est de bon ton, si l'on peut dire, de rendre grossièrement par cette distinction la différence qu'il existe entre cinéma fantastique et cinéma d'horreur. Ainsi, le cinéma fantastique serait par excellence le cinéma de la suggestion et le cinéma d'horreur celui de la monstration la plus crue, la plus extrême. Cette distinction caricaturale, pour ne pas dire complètement inappropriée, va de concert avec un jugement de valeur qu'il est encore une fois de bon aloi de proclamer toujours aussi grossièrement et caricaturalement :

 

  • ''la suggestion c'est bien...''

  • ''...la monstration c'est mal...''

     

    et, par extension...

     

  • ''… le cinéma fantastique qui (selon le sens commun) use de suggestion subtile, c'est bien...''

  • ''… le cinéma d'horreur qui (selon le sens commun) cède à la monstration vulgaire, c'est mal.''

 

La suggestion, dès lors, est élevée au rang de principe esthétique ultime, une forme de pureté, de subtilité que l'on oppose à la vulgarité démonstrative du cinéma commercial contaminé par le progrès car gorgé d'effets-spéciaux... Il semble que cette vision consiste en une illusion ou plutôt une erreur de jugement que nous allons tenter ici d'exprimer voire de dissiper au travers de quelques exemples. La monstration sans la suggestion ne produit que peu de chose et il en va de même pour la suggestion privée de toute monstration.

 

I Montrer… pour mieux cacher : de la suggestion par monstration.

 

La Chose

de Rob Bottin et John Carpente

1 Introduction rapide au film

 

 

 

 

a) Considérations générales

 

Nous allons dès lors nous arrêter sur un film fondamentale. Il est à la fois une œuvre esthétiquement et thématiquement extrêmement riche, puissante et terrifiante, un grand film de genre, un grand film d'horreur, et un colossal film de monstre. Difficile de faire l'impasse sur le chef-d'œuvre absolu de John Carpenter alias Big Dady John : The Thing sortie en 1982. Pour mémoire, The Thing version 1982 est le remake de The Thing from Another World de Howard Hawks et Christian Nyby réalisé en 1951. Le film de Carpenter est l'adaptation la plus fidèle de la nouvelle phare de science-fiction Le ciel est mort de John W. Campbell qui a fortement inspiré The Thing... de 1951. On peut noter qu'il s'agit du premier volet de ce que Carpenter appelle lui-même la Trilogie de l'Apocalypse : suivront en 1987 Le Prince des Ténèbres et, en 1994 l'Antre de la Folie (qui travaillent tout autant la matière de l'indétermination).

 

b) Synopsis

 

Hiver 1982, nous sommes en plein cœur du continent Antarctique. Une équipe de recherche américaine composée de douze hommes sauve et recueille un chien poursuivi par un hélicoptère dont l'équipage norvégien semble prêt à tout pour l'abattre : le pilote et le tireur sont tués... Les recherches pour expliquer pareil déchaînement de violence mènent Mac Ready et ses hommes à une base norvégienne fantôme. Il découvre non loin de là un corps affreusement difforme prisonnier des glaces enfoui sous la neige. Le cadavre est décongelé et autopsié : la chose ne correspond à rien de connu. Nous découvrirons plus tard que la chose est capable d'imiter n'importe quelle entité organique : comme l'explique le docteur, il s'agit d'un organisme ''qui imite toutes les formes de vie et qui les imite à la perfection''. Les masques tombent, le chien secouru par l'équipe n'est autre que la chose. Dès lors, la paranoïa s'installe... Qui n'est pas ce qu'il prétend être ?

 

2 Analyse

 

a) Un monstre sans visage

 

La question de l'indétermination prend dans le chef-d'œuvre de Carpenter une dimension qui jusqu'alors n'avait jamais été atteinte : ce qui est finalement extrêmement fort c'est que Carpenter arrive à montrer l'indéterminé en exhibant comme le note Éric Dufour ''ce qui résiste à toute image'' (la difficulté étant justement le médium image → par exemple en littérature Lovecraft s'en sort en utilisant des termes tels que l'innommable, l'indescriptible, indicible... donc pas de description... l'image pose le problème qu'il faille de toute manière montrer quelque chose). C'est en ce sens que la tâche exécutée dans The Thing est proprement géniale :

 

Il s'attache finalement à montrer le visage de ce qui à proprement parler n'en a pas, puisque la chose ne fait qu'imiter ; elle n'a donc pas de forme propre, elle est strictement indéfinie. Elle n'a pas de forme puisqu'elle est à la fois toutes les formes et aucune forme. En même temps, elle a une identité, mais celle-ci se diffuse et se divise dans la diversité : elle est pour cela insaisissable.

 

Comme le fait remarquer le docteur : chaque partie de la créature est indépendante (séquence du test sanguin), et si l'on en agresse une, c'est toute l'entité, aussi divisée soit-elle, qui réagit.

 

b) De la peur de l'imperceptible, de l'inconnaissable, de l'indétermination

 

En cela les transformations orchestrées par Carpenter et Rob Bottin (tombé en dépression pour cause de surmenage, n'ayant donc pas pu finir le film) (ce que Dan O'Bannon était à Ridley Scott pour Alien) sont non seulement à ce jour les plus impressionnantes jamais mises en scène en live à l'écran, mais ont aussi, et surtout, un sens, une portée cinématographique et esthétique absolument inédite. Les effets spéciaux uniquement de plateau qui encore aujourd'hui sont absolument bluffants, sont vecteurs d'une idée très précise purement esthétique à savoir qu'ils témoignent que la chose peut prendre toutes les formes.

  

Cette suspicion hyperbolique de ce et de ceux qui nous entourent, nous pourrions presque la considérer comme analogue au doute méthodologique de Descartes.

 

Empruntons à Éric Dufour un argument qui me semble très intéressant et pertinent concernant la chose telle que Carpenter la raconte : elle serait finalement une illustration de ce que l'idéalisme allemand appelle phénomène (Erscheinung). Dans la Critique de la raison pure, Emmanuel Kant définit le phénomène ainsi : ''objet d'une intuition empirique indéterminée''. En d'autres termes, il s'agit d'un objet qui est dans l'horizon perceptif, donc que l'on perçoit au sens où l'on en fait l'expérience mais que nous ne sommes pas capables d'identifier : il est indéterminé. La chose de Carpenter est un phénomène au sens kantien car elle se donne bien à notre perception et pourtant elle demeure indéterminée car elle change constamment d'apparence. Elle devient systématiquement autre que ce qu'elle est. Elle est présente dans le sens où elle existe car elle se donne à notre perception, elle apparaît dans notre champ perceptif, mais en même temps elle n'est déjà plus là car ''son apparence est toujours en retard par rapport à ce qu'elle est''. Son être n'est finalement qu'un constant devenir et c'est ce devenir irrémédiable qui suscite la peur. De plus la créature est d'une certaine manière à l'image de Dieu, en ce sens elle est formidable (et même sublime au sens kantien, mais cela nous y reviendrons un peu plus tard), puisqu'elle inspire la crainte, une crainte infinie compte tenu du fait qu'elle n'est (comme il est dit de Dieu) véritablement nulle part et en même temps partout. En cela on pourrait rapprocher le travail de Carpenter dans The Thing à celui de David Cronenberg et son obsession bien connue pour le virus et la contagion : la chose est pareille à un virus, un et multiple et ne cesse de changer.

 

c) De la monstration et de la suggestion

 

The Thing est une œuvre fantastique qui est aussi un festival si l'on peut dire d'images gores traumatisantes. Le gore est profondément justifié au sens où il apparaît au cœur du récit comme le procédé esthétique le plus adéquat voire nécessaire.

 

Rares sont les films où le gore est un élément de la peur, pourtant ici il en est même l'ingrédient principal puisqu'il illustre le devenir constant de la chose et donc son indéfinition, son aspect (ou devrait-on dire plutôt son non-aspect) diffus terriblement anxiogène.

 

Il nous met brutalement face à notre incapacité à identifier ce que nous percevons. Il y a une sorte d'excès, car le gore est par nature un procédé excessif, cependant cet excès est bénéfique et, contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, n'est pas un excès de monstration. Excès de réalisme, de matière (effe de plateau, le rendu ne serait pas du tout le même avec le numérique), de concrétude, car les effets spéciaux sont uniquement des effets de plateau.

Soulignons que Carpenter refusa heureusement au dernier moment le face à face final entre Mac Ready et la chose, qui devait révéler un plan large de la créature en stop-motion ce qui aurait détruit en une fraction de seconde l'intégralité du travail réalisé en amont : la puissance de l'œuvre et la terreur suscitée aurait été littéralement annihilée. En montrant de manière excessive, gore, les transformations incessantes de la créature, Carpenter plus il en montre moins il en montre. Dit autrement, plus la créature se change, plus celle-ci devient autre, plus elle est, pour le spectateur, insaisissable, cachée derrière son excès. L'horreur est ici suscitée par ce qui est caché dans l'acte de montrer. Nous pourrions dire les choses d'une autre manière : Bottin et Carpenter parviennent finalement à ne rien décrire tout en montrant le maximum.

 

 

 

 

II Montrer et ne pas monstrer : deux procédés complémentaires.

 

Ce qui va suivre propose de s'attarder sur la question de la monstration, entretenant une étroite relation avec le monstre, et la suggestion. Ici, nous allons tenter de mettre en exergue une dialectique se jouant entre ces deux concepts et de l'illustrer.

 

1 Quelques éléments réflexifs au sujet de la suggestion

 

La suggestion est un exercice extrêmement complexe. Il convient idéalement, par une ellipse visuelle savamment amenée et exécutée, de créer le même effet voire un effet plus fort encore que si celui-ci avait été montré de manière frontale : jouer par exemple sur un hors-champ, travailler sur sa valeur et ainsi le rendre plus puissant encore que n'importe quel plan serré aussi explicite soit-il.

 

La suggestion est profondément liée à la question diégétique, elle permet de semer une graine dans l'imaginaire du spectateur, de la cultiver le temps de la séquence ou du métrage tout entier, afin qu'elle germe par la suite (au-delà de la séquence, du film, de l'image somme toute). La diégèse est un don fait à l'imaginaire qui en devient dès lors l'artisan. Il y a là quelque chose de l'invitation à la création (Nietzsche ''Nous sommes tous des artistes'').

 

Ce qui semble cependant particulièrement difficile, c'est de demeurer sur le fil, bien en équilibre qui sépare la suggestion d'un côté de la frustration de l'autre, ou de savoir se jouer de manière très intelligente de cette frustration si jamais celle-ci est suscitée volontairement. Le spectateur, pour se rassurer, ressent le besoin de voir, car la peur est toujours la peur de quelque chose qui va arriver et non de ce qui est en train d'arriver, une fois que l'objet de la peur se dévoile, celle-ci n'est plus. En d'autres termes l'appréhension est la somme de toutes les peurs.

 

Wittgenstein dans ses Investigations philosophiques écrit :

 

''476 – Il y a lieu de distinguer entre l'objet de la crainte et les causes de la crainte.

C'est ainsi que le visage qui nous inspire de la crainte ou du ravissement (l'objet de la crainte, du ravissement) n'est pas pour autant leur cause, mais, pourrait-on dire, leur orientation.''

 

Dès que le monstre tapi dans l'ombre apparaît en pleine lumière, il cesse de faire peur. Ajoutons à cela le fait que la monstration est source d'une certaine forme de défoulement, d'une jouissance ludique devant les pires débordements gores, elle est libératrice (libératrice de la peur suscitée par l'attente) : c'est pourquoi, sans elle, la frustration du spectateur guette toujours. Rares sont les réalisateurs qui sont capables sans jamais frustrer le spectateur de tenir un métrage de bout en bout en jouant constamment sur la suggestion : La Maison du diable de Robert Wise en 1963, Les Innoncents de Jack Clayton en 1961 ou Le Village des damnés de Wolf Rilla en 1960 apparaissent comme quelques-uns des précieux exemples (eu égard en partie certainement à l'époque à laquelle ils furent tournés) où la peur et l'horreur naissent de ce presque rien, de cette inquiétante étrangeté pour reprendre la terminologie freudienne, de ce hors-champ éminemment inquiétant.

 

 

 

 

Le réalisateur japonais Hideo Nakata opère en 1997 une tentative déférente de résurrection du Kaidan Eiga, entendons film de fantôme japonais héritier du Kwaidan de Kobayashi et du Oni Baba de Kaneto Shindo, genre extrêmement populaire dont les représentants se firent très rares dans les années 80 et 90, et dont Ringu (adaptation de l’œuvre littéraire éponyme de Koji Suzuki) relancera de manière colossale la production à tel point que le phénomène deviendra même international, contaminant non seulement les voisins asiatiques mais aussi les États-Unis qui, à la pelle, s'essayeront au fantôme de petite fille aux longs cheveux sales. Cette petite perle au retentissement inattendu témoigne parfaitement de cette volonté de créer une peur immense avec peu, très peu : bande-son stridente, longs et larges plans fixes, ouverture sur le hors-champ angoissante, ombres, reflets, un simple rideau de cheveux sombres et salis par les eaux croupies d'un puit recouvrant le visage de son fantôme. Bien sûr le final est plus spectaculaire mais ne fait que répondre aux attentes du spectateur qui eut été frustré de ne pas avoir vu Sadako jaillir des entrailles du puits dans lequel elle fut enfermée et où elle périt après trente années de calvaire... Et pourtant, à y regarder de plus près, cette séquence en montre finalement assez peu : le professeur Ryuji pousse un hurlement lorsque apparaît des tréfonds de sa chevelure ténébreuse l'œil révulsé de Sadako... le plan se fige sur le visage du professeur horriblement déformé par la peur, l'image fixe perd sa couleur. Cut.

 

2 Vers une dialectique monstration/suggestion.

 

Une position intermédiaire consisterait, par la force du montage, à jouer sur ce que j'appellerai une sorte de dialectique suggestion/monstration. Le découpage ainsi alternerait par exemple violence hors-champ et violence graphique à l'aide de plans explicites créant ainsi dans un troisième temps une unité de représentation. J'aimerai à ce titre m'attarder quelques secondes sur une séquence qui, à mes yeux, est une démonstration presque parfaite de la dialectique qui peut, doit s'opérer entre suggestion et monstration, dialectique dont le principe est un découpage d'une précision extrême. Il va être complexe de rendre cela par l'écriture mais faisons tout de même une tentative.   

 

 

Old boy

de Park Chan-wook

 

a) Considérations générales et synopsis

 

En 2004, le réalisateur coréen Park Chan-wook remporte le Grand prix au festival de Cannes sous le présidence de Quentin Tarantino avec le génial Old Boy, porte étendard d'une vague de néo-polars coréens ultra-violents et ultra-maniéristes mêlant sadisme et poésie, fulgurances gores et envolées lyriques volontairement outrancières au cœur un récit à tiroir d'une richesse inouïe. Pour en venir à la séquence qui nous intéresse résumons les très grandes lignes de la narration.

 

Oh Dae-su est enlevé et séquestré dans un minuscule appartement... Par qui ? Pourquoi ? Il ne sait rien. Durant sa détention sa seule fenêtre sur l'extérieur est un téléviseur qui lui annonce l'assassinat de sa femme dont il est lui-même accusé. Quinze ans plus tard, il est libéré. Désormais déshumanisé, devenu ''bien pire qu'une bête'', il n'a plus qu'un objectif : trouver celui qui lui a fait vivre ce calvaire et le lui faire payer !

 

b) Analyse d'une séquence

 

Le passage qui nous intéresse apparaît dans la première partie du film : Oh Dae-su découvre enfin le bâtiment dans lequel il fut séquestré. Il tombe sur le propriétaire des lieux qui a semble-t-il monté une société d'enlèvement. Notre anti-héros décide de le torturer afin d'en apprendre plus sur son ravisseur. Il ligote le malheureux sur une chaise en figeant sa bouche grande ouverte, les lèvres retroussées vers l'extérieure afin d'avoir un accès facile à ses dents et tout cela avec du ruban adhésif.

 

 

 

 

  1. L'appréhension est dès lors créée chez le spectateurs : il sait ce qui risque d'arriver, et surtout ce à quoi il risque d'assister (d'autant plus qu'il sait qu'Oh Dae-su est en possession d'un marteau)... l'appréhension est la somme de toutes les peurs.

    Plan en plongée sur la victime attachée, le bras d'Oh Dae-su entre dans le cadre, il remonte sa manche et lui montre les nombreux traits barrés qu'il s'est tatoué au dos de l'avant-bras symbole de ces années de séquestration : ''Je vais te faire payer mes quinze années de souffrances. A chaque dent arrachée tu vieilliras d'un an''.

    Son bras sort du plan, puis le marteau côté arrache-clou entre dans le champ et se cale autour d'une première dent : le visage de la victime se fige d'horreur.

  2. Vient la monstration crue, directe : plan très serré sur la bouche, le marteau chaussé sur la dent, la langue en fond de plan gigotant dans tous les sens. Puis le marteau déchausse progressivement la dent, du sang commence à jaillir de la gencive.

  3. Vient la suggestion : plan en contre-plongée de la place de la victime qui hurle de douleur (hors du plan donc) sur le bourreau concentré qui dans un mouvement sec et violent ramène de gauche à droite le manche du marteau : la brutalité du geste additionnée aux hurlements de douleurs du personnage en dit long sur l'horreur et la souffrance et pourtant l'arrachage de la dent demeure hors-champ. Enfin une ellipse achève la séquence suggérant le calvaire, les multiples ablations subies, sans pour autant que celles-ci ne soient d'une quelconque manière montrées à l'image.

  4. Ellipse : plan serré en plongée, légèrement débullé si je ne m'abuse (afin de suggérer le malaise), sur le clavier de l'ordinateur : une dent sanglante y tombe, cinq y reposent déjà. Cet ultime plan apparaît presque brutalement comme la chute d'une blague macabre.

  5. Ainsi en alternant monstration, suggestion et ellipse, en jouant une forme de dialectique dont le principe organisateur est un découpage ultra-pensé et d'une précision extrême, Park Chan-wook atteint une tension rarement égalée dans ce type de séquence, et, arrive à créer, chose rare, du suspense dans la torture, s'amusant de manière sadique des attentes et appréhensions du spectateur.

 

III Mais, finalement, peut-être cette dichotomie n'a-t-elle aucun sens car le cinéma ne montre finalement rien... rien de ce qu'il prétend nous montrer (tout est affaire d'illusion proposée à notre imaginaire douée d'une fabuleuse capacité, celle de pouvoir suspendre volontairement son jugement, son incrédulité).

 

Pour finir, notons que la monstration même la plus explicite qui soit ne montre jamais tout, allons même plus loin, elle ne montre rien ! Elle ne montre finalement rien de ce qu'elle prétend montrer. Prenons l'exemple (parmi tant d'autres) d'une petite série B eighties, slasher particulièrement gorasse donc explicite : Intruder tourné en 1989 par Scott Spiegel (réalisateur intéressant et propre à exciter les adeptes de genre mais malheureusement relégué aujourd'hui aux séquelles sans âme et curieusement sans une once de violence graphique telle qu'Une Nuit en Enfer 2 et Hostel : part 3).

 

1 Intruder

de Scott Spiegel

 

a) Synopsis

 

Le film narre tout bêtement la dernière nuit sanglante que va passer le personnel d'une grande surface la veille de son licenciement ; dans les couloirs sévit un tueur particulièrement sadique prêt à leur faire vivre un véritable cauchemar : crochet de boucher dans la tête, tête broyée sous une presse hydraulique, ou coupée en deux par une trancheuse à jambon, je vous en passe et des meilleurs...

 

b) Analyse d'une séquence

 

Intéressons nous à l'un des premiers meurtre : un employé du supermarché proche du dépôt de bilan interprété par Ted Raimi est seul dans l'arrière boutique plongée dans la pénombre. Il prépare les légumes pour la mise en rayon, un casque de walkman vissé sur les oreilles.

 

  1. Son couteau de cuisine s'abat à intervalle régulier, au rythme de la musique, sur les carottes posées sur le plan de travail... Une fois... deux fois... trois fois... quatre fois... cinq fois... la sixième fois, le même plan du couteau scandant la séquence...

 

  1. mais celui-ci, qui n'est finalement pas le sien, vient se planter directement dans l'arrière de son crâne. Un arrêt sur image permet de distinguer le plan extrêmement court dans lequel on peut apercevoir la lame pénétrer l'arrière du crâne d'un mannequin.

     

  2. Puis immédiatement un plan de face de l'acteur, une ombre menaçante derrière lui, il a les yeux figées, mais on devine que le couteau qui semble rentré dans sa chair est simplement posé sur sa tête.

     

    Note : C'est la glissade progressive du casque de walkman sur la tête de la victime qui permet la transition entre les deux plans, la continuité de l'action et la cohérence du montage malgré le trucage rudimentaire.

     

  3. Puis un plan de l'ombre projetée sur le mur de Ted Raimi un couteau dans la tête, rien de plus simple.

     

  4. Enfin de retour sur le plan de face absolument identique au précédent mais cette fois-ci, le sang coule du couteau et sur le visage de Ted Raimi qui peu à peu s'effondre, l'ombre menaçante du tueur toujours derrière lui (il tient toujours le couteau posé sur la tête de sa victime).

     

  5. Un plan sur le mur d'en face, un petit panneau y est affiché : ''Safety First : knives are sharp. Please Be Careful''.

     

    1. Cette scène ne montre à proprement parler rien du tout comme nous le prouve l'arrêt sur image qui révèle l'explication de l'effet (pour reprendre une terminologie s'apparentant plus particulièrement à la prestidigitation, cette dernière étant étroitement liée au cinéma historiquement et conceptuellement). Rien de bien compliqué somme toute : il s'agit du découpage et du montage qui donne l'illusion de la mise à mort sanglante, selon Eric Dufour

       

      ''l'illusion de l'horreur exclut par définition (à la différence du documentaire) le plan continu''1.

       

      1. Par l'exercice du montage, on donne l'illusion que l'on montre alors que finalement on ne montre strictement rien.

 

 

 

 

2 Kill List

de Ben Weathley

 

La séquence du meurtre de l'archiviste dans l'excellent Kill List de Ben Weatley en 2011, est à ce sujet particulièrement déstabilisante.

 

a) Synopsis

 

Jay est un ancien soldat reconverti en tueur à gage. Avec son meilleur ami, ils reçoivent d'un étrange commanditaire une liste de personnes à éliminer : à mesure que l'expédition punitive avance, Jay sombre dans la folie... L'archiviste est le second sur la liste.

 

b) Analyse d'une séquence

 

 

 

 

Après que Jay ait découvert les cassettes vidéos contenant les actes ignobles perpétrés par leur cible (actes que nous ne verrons nous spectateur jamais, ce qui tranchera radicalement avec l'explosion de violence et de monstration qui suivra) vient la vengeance...

 

  1. Jay fait irruption chez lui et lui brise mains et genoux à grand coup de marteau dans une séquence au montage sec et brutal, alternance de plans serrés et de hors-champ.

     

  2. Puis, la caméra se pose finalement en plan large et fixe de la cuisine dans laquelle a lieu la scène, ce qui brise soudainement la rythmique, la dynamique de ce qui a été exposé les secondes précédentes. L'archiviste est assis sur la chaise, on voit son visage, ce n'est pas un mannequin, il ne semble porter aucune prothèse. Jay lui pose doucement la tête sur la table le visage tourné vers la fenêtre. Le plan est toujours continu, sans aucune coupe : il saisit le marteau posé sur la table sort du champ puis de nouveau y entre armé... La séquence dure, la coupe est attendue par le spectateur, mais celle-ci n'arrivera jamais : il s'agit bien d'un plan-séquence. Où est la prothèse ? Il frappe le crâne de l'archiviste (qui se tort de douleur, ses bras s'agitent dans tous les sens, excluant ainsi encore la théorie du mannequin) avec une violence extrême, sa tête explose sous les assauts multiples et finit par déverser son cerveau. Cut !

     

    La séquence est littéralement tétanisante car à aucun moment on ne peut se reposer sur un quelconque effet de montage suggérant une illusion. Bien sûr, il y a illusion, mais le plan continu qui est dans une certaine mesure tout à fait possible contrairement à l'argument d'Eric Dufour, donne bien cette illusion parfaite de réalité. L'absence de montage au sens strict du terme dans ce dernier plan renforce la violence et l'horreur. Là où nous écrivions qu'un montage intelligent, pensé de manière extrêmement précise décuple l'impact d'une séquence horrifique ou violente, nous pouvons aussi noter que :

     

    L'absence de montage (encore une fois pensée de manière intelligente), parce qu'elle se rapproche de la réalité toute nue, parce qu'un plan séquence empêche le trucage grossier et suggère une forme de continuité qui trahirait l'effet-spécial, est tout autant une arme qui peut permettre de marquer profondément le spectateur, d'imprimer sur sa rétine des images qui le hanteront à jamais.

 

 

Romain Raimbault

 

1Eric Dufour, Le cinéma d'horreur et ses figures, p.104

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